Le retour au dessin d’après nature
Pour de multiples raisons, dont certaines me restent encore aujourd’hui incompréhensibles, à l’automne 2019, une irrépressible envie de reprendre le dessin d’après nature m’a saisie. Certainement, la question de l’altérité était en jeux. Le besoin de recréer du lien. L’envie de sortir d’une pratique isolée dans l’atelier pour aller dessiner à l’extérieur, et en retour, faire pénétrer le modèle dans l’atelier. Un désir d’échange, de vie, de partage… Le bonheur de réaliser un dessin en « duo ». Le bonheur de dire au modèle à la fin de la séance : « nous avons fait un bon dessin » !
J’avais débuté une psychanalyse quelques années auparavant et j’étais en plein « travail ». Ma jeunesse remontait à la surface, et avec elle le dessin d’après nature, qui y était indissociablement associé. Revenir au dessin d’après nature était une manière de revenir à la source, à cette pratique que j’avais tant aimée et pour laquelle j’avais tant de dispositions. Cette pratique que j’avais abandonnée soudainement, au seuil de ma vie d’adulte, sans que je sache exactement pourquoi. Dans mes souvenirs, je me rappelais, au début de ma vingtaine, avoir buté sur une question : que représenter et pourquoi le représenter ? Une question à laquelle j’avais été incapable de répondre et que j’avais résolue (ou évitée) en me dirigeant vers l’abstraction. Une question dont je sentais que intimement, elle était liée à un mon rapport au monde et peut-être à une certaine peur, profondément enfouie.
J’enseignais le dessin depuis plusieurs années et je donnais des cours de modèle vivant. Certainement regarder mes étudiants dessiner réveillait également de vieux souvenirs. Tout a donc commencé par des portraits. Un premier, puis un deuxième, puis un autre, puis encore un autre… Les habitants de mon quartier défilaient dans mon atelier. J’ai dessiné ainsi plus de 200 personnes. Un défilé dans l’atelier ! Des rencontres, des échanges, des souvenirs. La vie !
Le choc devant le carton préparatoire de Guido Reni
Je me souviens d’un choc esthétique incroyable. La découverte d’un grand carton préparatoire de Guido Reni pour une assomption de la vierge, au cours d’un voyage à Frankfort. Une exposition était consacrée à cet artiste. Immédiatement m’est revenu en mémoire un autre carton préparatoire qui m’avait tant fasciné : celui de Léonard pour « La vierge, Sainte Anne et l’enfant Jésus », à la National Gallery. Pourquoi ces cartons m’impressionnaient-ils tant ?
Tout d’abord pour la question de l’échelle du dessin. Un dessin de la Renaissance ou de la période Baroque, agrandi à cette taille, acquérait une modernité évidente. Le changement d’échelle suffisait à produire ce miracle : un trait devenait un geste. Le corps était représenté quasi plus grand que nature. Monumental, il semblait évoquer la fresque pas son échelle, et certainement pas le tableau de chevalet. Il me renvoyait aux plafonds de Michel Ange pour la Sixtine, et pourtant il dégageait une réelle fragilité. Le papier, craignant la lumière, était d’ailleurs plongé dans une pénombre que perçait un halo lumineux juste suffisant à l’observation.
Puis la nature ambigüe de ce que j’étais en train d’observer : un document de travail. Un outil. Certainement pas un « produit fini » ou « commercial ». Il ne s’agissait plus d’une étude, d’un dessin préparatoire, mais pas encore d’un tableau. Une œuvre « intermédiaire » qui raisonnait avec toutes les questions que je me pose sur la peinture contemporaine. Alors que l’Art tel que nous l’entendions jusqu’à présent devient un gigantesque business, que les tableaux deviennent des produits, j’avais devant moi une œuvre qui me montrait qu’un autre chemin est possible.
La question du sujet
Il y a toujours eu un lien entre le dessin et la peinture dans ma pratique, et ce de manière plus ou moins visible selon les périodes. Tantôt la ligne apparaissait, tantôt elle disparaissait totalement. Une ligne abstraite, un dessin dérivé d’une impression, d’un souvenir, d’une photographie prise au cours d’une promenade… Mais toujours une ligne pour ainsi dire à peine déchiffrable, « évoquant » bien souvent la nature, mais ne « représentant » jamais.
Après les portraits en 2019-2020, je me suis dirigé vers deux sujets dont je sentais qu’ils étaient liés : le corps humain et la nature. Pendant 4 ans, j’ai dessiné, sur le motif, sans savoir pourquoi, en suivant mon instinct, avec une réelle angoisse tant je restais dans l’incompréhension de cette soudaine nécessité intérieure. Chaque soir cette question revenait, obsédante: mais pourquoi est-ce que je fais tous ces dessins ? Ces dessins qui commençaient à s’accumuler par centaines, et qui semblaient sans lien direct avec mon travail pictural abstrait qui par ailleurs se poursuivait et évoluait. Ces dessins qui toujours étaient la trace d’un moment, d’une expérience, d’une rencontre avec un modèle, d’une promenade dans la nature, et que je ne pouvais m’empêcher de faire.
Plus j’avançais et plus j’éprouvais le désir que mes dessins se mêlent à ma peinture. Je savais que la figuration allait tôt ou tard apparaitre dans ma peinture. Dès lors, la question enfouie depuis bien longtemps ressurgissait. Que peindre ? Que représenter ? Quel sujet pour ces tableaux à venir ? J’étais grâce au dessin dans la pure exploration, totalement libre, mais dans un état de profonde incertitude quant au développement futur de ma peinture. Je suivais mon instinct, et progressivement, les choses se sont imposées d’elle-même : alors que je commençais par des tableaux réalisés à partir de mes études de nus, la nature s’est imposée et les branches se sont mélangées avec les corps.
Avec le temps j’ai réalisé que ces corps, ces branches, étaient de même nature, si j’ose dire. Le corps devenait paysage, les branches devenaient corps organiques, la vie, la mort se mélangeaient (car bien souvent je dessinais des branches mortes, sans feuilles). Le travail de la ligne évoluait progressivement, afin que l’ambiguïté entre corps et nature devienne totale, que la distinction, l’identification du motif, deviennent difficiles. Il ne s’agissait pas pour moi de travailler l’intégration de la figure dans le paysage (sujet si souvent traité dans l’histoire de la peinture), mais de réaliser une fusion totale entre dessin, peinture, corps et nature. Alors que mon sujet se précisait, j’orientai de plus en plus les poses des modèles que je dessinais : des poses allongées, abandonnées, entre le sommeil, la mort et l’introspection. Des poses dans lesquelles si la figure était bien présente, le regard n’était jamais direct. Toute psychologie évacuée. Ces corps abandonnées, comme flottant dans l’espace, jamais frontaux, toujours fuyant dans des perspectives affirmées, comme charriés par les éléments, étaient-ils emportés par un cataclysme, par le flux du temps, par leurs rêves ? Evoluaient-ils dans une nature protectrice ou inquiétante ?
Tout comme la lecture du sujet devenait parfois peu clair, confuse, au fur et à mesure que les compositions mélangeaient branches et corps, l’identité même des corps représentés devenait plus incertaine. Je me surprenais à accentuer la pilosité, le système veineux, créant des réseaux, des textures, brouillant la frontière entre le monde animal et végétal, et parfois entre le corps masculin et le corps féminin. Recherchant une sensualité (sensualité que j’ai toujours revendiquée dans ma peinture abstraite), mais une sensualité émanant tout autant des branches que des corps humains, du dessin que de la peinture, de la ligne que de la couleur.
Et des corps gigantesques, plus grands que nature, qui dérivaient naturellement de ma pratique du dessin : des dessins d’après nature réalisés directement sur des formats importants (70 cm de haut en moyenne), afin de toujours être confronté à des problématiques d’espace et de geste. Des dessins très près du modèle, quitte à accentuer les déformations perspectives. Positionné tel un photographe travaillant le gros-plan je zoomais, je dé-zoomais. Le passage à la peinture devenait l’occasion d’agrandir encore démesurément, afin que le regardeur soit littéralement submergé par les dimensions du vivant, et que le dessin, par sa grande échelle, ne soit plus que mouvement dans l’espace pictural. Toujours cette quête de l’espace entre macro et micro, entre infiniment grand et infiniment petit ; quête que je poursuis depuis si longtemps dans ma peinture et que j’avais explicitée dans un texte, il y a quelques années, intitulé « Ma peinture est espace ». Un espace affirmé par les raccourcis sur les corps, par les compositions parfois presque « dilatées », par la « dilution » de certaines zones du dessin.
Dans cette exploration du dessin, je me tournais naturellement vers certains artistes, certaines époques : la Renaissance, le Maniérisme, le Baroque. Je me passionnais pour Andrea del Sarto, Pontormo, Michel Ange, Le Bernin… Si ma peinture abstraite était naturellement nourrie des thèmes de la modernité, je repartais maintenant loin en arrière. Très loin. Car le dessin me renvoyait non seulement à ma jeunesse, à mon propre passé, mais aussi à l’Histoire de l’Art et à un passé commun. Au-delà de son sujet principal (corps et nature), mon travail questionnait le lien entre nos racines et le monde contemporain. Je ne cessais de m’interroger : alors que nous nous éloignons de plus en plus d’une Modernité qui se noie dans un temps désormais lointain, quel lien entretenir avec notre histoire, pour construire l’avenir sans tomber dans une approche nostalgique, voir réactionnaire? Comment aller puiser dans nos racines, afin d’inventer de nouvelles formes, représentatives de notre époque ? Comment préserver les acquis de la Modernité, tout en les renouvelant, les revivifiant, afin qu’ils ne deviennent pas des codes mortifères?
Au final mon objectif devenait clair: brouiller les frontières du vivant, les échelles et naviguer entre dessin et peinture, entre abstraction et figuration, entre passé et présent… Bref, se situer au bord, à la frontière, dans une zone ambigüe, indéterminée. Et proposer ainsi un point de vue pictural qui réponde aux enjeux de notre époque.
Sylvain Polony