Je l’ai déjà écrit ailleurs:
les rencontres, les tours et les détours me constituent. Ils m’ont toujours constituée et rythment mon pas irrégulier, mes avancées en spirales, mes variations diagonales et mes bifurcations obliques.
Et aujourd’hui,
ma flânerie orientée me mène à l’extrême pointe de la rue Buffon, au numéro 2 de la rue où j’ai rendez-vous. Mais pas n’importe où dans cette rue : au Muséum National d’Histoire Naturelle. Et pas n’importe où dans le musée car le lieu de la rencontre et de la conversation se situe précisément dans les Galeries de Paléontologie et Anatomie comparée. Nous sommes le 1er août, la journée est caniculaire et Sylvain Polony arrive. Sortir de l’atelier, c’était mon désir. Le choix de ce lieu-là est le sien.
Construit par l’architecte Ferdinand Dutert, cet espace est tout sauf neutre. Quant à sa situation dans le tissu urbain : la Pitié-Salpêtrière et la gare d’Austerlitz. Quant à son époque : l’inauguration des Galeries qui a lieu en 1898 et l’Exposition universelle de l’année 1900. Quant à sa fonction innovante : présenter squelettes d’animaux et fossiles végétaux, les inventorier et à partir de cet inventaire, traverser l’épopée qu’est l’histoire de l’évolution. Quant à son caractère lui aussi, innovant : une architecture de briques, de métal et de verre. Nous montons les marches et nous entrons dans l’édifice. Ce qui me frappe, dès l’abord, c’est l’ampleur de cet espace, c’est la lumière intense, zénithale, c’est l’accumulation et la saturation des structures animales. Autant de squelettes qui s’imposent à notre regard comme autant de constructions, de formes transfigurées, de formes que l’on reconnaît, que l’on peut nommer mais qui deviennent autres…
Nous sommes encore sur le seuil
comme en suspens devant ce foisonnement de formes.
Lentement nous avançons… C’est alors que commence la découverte et qu’en direct, pas à pas, dans cet immense cabinet de curiosités, nous déroulons ce fil ténu qui vient de la nuit de l’humanité et qui nous parvient, aujourd’hui maintenant. Dans la Galerie de la rue Buffon, c’est alors un incroyable catalogue de l’évolution qui s’ouvre devant nous, en live. Intensément évocateur et fortement chargé de sens, il est clair que ce lieu-là est emblématique de la démarche, de la passion et de la production de Sylvain Polony, sans pour autant s’y limiter.
Depuis toujours ou presque,
Sylvain Polony éprouve de la fascination pour ce parcours de l’humanité. Un parcours incluant les dimensions du minéral, de l’animal, du végétal et du floral et même du règne aquatique, vecteur commun à tous les autres. Et cette énigme qu’est le territoire du biologique, du moléculaire, de l’atome, du cellulaire ne cesse de l’interpeller. Il ne peut ni ne désire s’en échapper car le mystère de l’association des formes, de l’organisation des fragments et de l’apparition d’un tout à partir d’éléments disparates le mettent en travail, en pensée et en émotion.
Si ce lieu est bien celui de la transformation et de la métamorphose, celui de la combinatoire et du hasard, il est également celui de la construction et de l’architecture : celui d’un projet et d’une volonté. Et c’est précisément cette dualité qui capte l’artiste et le met en action.
le Protocole/ l’Aléatoire
En résonance à Lacan,
lui-même en écho à Lévi-Strauss et tous à l’écoute de Freud : toujours encore s’en référer au langage, ce maillage qui nous préexiste, qui recèle une multiplicité de sens, qui nous oriente et qui nous agit autant qu’il nous fait agir… D’une part le protocole, ce corpus de conventions connectant des réalités parfois hétérogènes, et d’autre part l’aléa-toire, s’apparentant à l’événement : à ce qui ne peut s’anticiper, à ce qui a lieu et qui se produit par hasard. Ou presque… Le protocole, l’aléatoire: deux mots pivot, deux notions polysémiques, constitutives de la démarche de Sylvain Polony. Car ces deux dimensions liant la méthode au hasard lui permettent de mettre en place une procédure qui associe le cadre et la règle au surgissement de l’inattendu. Exactement à l’instar de ce qui se passe dans l’arène du tableau, ce lieu unique où la peinture advient : là où Ça se passe.
Un coup de dés jamais
n’abolira le hasard, le hasard ou l’autre face du protocole, l’autre versant de la contrainte, de la limite et de la grille. De Mallarmé à Apollinaire, de Dada au Surréalisme et à l’OuLiPo, d’Eric Satie à John Cage et à Frank Zappa, les producteurs de signes et de sons établissent des règles pour mieux les subvertir et s’ingénient à troubler les limites qu’ils s’imposent et les règles du jeu qu’ils établissent. De même que dans la pratique du happening et de la performance, l’artiste-acteur installant son dispositif, découvre, en même temps que le regardeur, ce qui est en train d’advenir et qu’il rend visible. En cohérence avec la thèse de Duchamp affirmant que C’est le regardeur qui fait l’œuvre, on pourrait amplifier et étendre cette assertion également à l’artiste lui-même…
Car aujourd’hui, nous le savons tous parfaitement bien que dans cette méthode du protocole et de l’aléatoire, le peintre de la modernité intègre le spectateur comme élément constitutif de sa pensée, de son travail et de son œuvre. Désormais, l’artiste n’hésite plus à se positionner comme producteur mais aussi comme regardeur et Sylvain Polony ne fait pas exception à cette règle. Règle qu’il revendique.
Alors dans l’atelier,
un rituel se déploie et la préparation minutieuse des matériaux, des supports, des formats et des échelles, le choix des couleurs et celui des outils s’amorce. Véritable work in progress, chaque élément est choisi, la technique est établie avec soin, chaque séquence est posée et, lentement, la création du dispositif s’accomplit. Mais ce n’est que la première étape du processus, juste le premier mouvement de la composition car pour parachever ce dispositif, il faut y inclure la dimension d’imprévu et d’imprévisible, celle de l’inattendu et du casuel. Dans l’enceinte privilégiée de l’atelier, Sylvain Polony s’emploie alors à mettre en place un piège à regards, un piège à double détente, une proposition stricte et précise mais ouverte et jonglant avec les combinatoires des possibles.
des Matériaux
Laques/ Aluminium
Ainsi l’artiste se positionne dans une double contrainte, un double bind pictural, à mi-chemin entre le protocole qu’il s’impose et le hasard qu’il rend possible. Dans la lignée d’artistes comme Morris Louis ou Sam Francis qui jouent sur la dimension aléatoire de la coulure, Sylvain Polony lui aussi décide de choisir ses supports et de les installer sur le sol pour mieux faire couler la peinture sans jamais y mettre la main, sans jamais la toucher. Et plutôt que de déposer la peinture ou de la projeter, il la fait tomber et provoque ainsi le mouvement autonome de la matière-peinture et l’émergence de pseudo motifs, de formes et de constellations.
Dans cette action, l’outil est capital,
c’est pourquoi Sylvain Polony utilise une sorte de raclette avec laquelle il dépose des strates de couleurs créant un effet d’impression, comme une image imprimée qui ferait écho à un Pop-Art abstrait ou au geste de Gerhard Richter révélant la présence physique de la couleur comme matériau primordial de toute peinture. Ce que Richter affirme disant que les toiles abstraites mettent en évidence une méthode: ne pas avoir de sujet, ne pas calculer, mais développer, faire naître. Affirmation de la présence incontournable du tableau et de sa matérialité que Sylvain Polony revendique également lorsqu’il se mesure à la surface, au plan et au cadre. Lorsqu’il fait émerger des couleurs froides –des camaïeux de bleu-vert, de bleu, de violet– en dialogue intime avec une gamme chromatique plus chaude – des bruns, des rouges– mais toujours en réserve. Ou encore lorsqu’il s’affronte au corps du tableau et à la peau de la peinture dans une rigueur et une précision sensuelle.
En polyphonie, l’artiste
travaille sur et avec des éléments et des matériaux récurrents autant que sur le principe de répétition, il utilise des plaques d’aluminium et des laques de salles de bain ou de cuisine, présentes dans la construction et dans le bâtiment. Et ce faisant, Sylvain Polony se situe au point de fusion entre continuité et rupture, entre le déroulé incessant de l’histoire de l’évolution des mondes et la rupture qu’est la modernité. A l’instar de l’aluminium, la laque industrielle, considérée comme banal matériau du quotidien, se transforme et se modifie: travaillée en couche très fine, elle devient miroir et surface réfléchissante, travaillée en épaisseur, elle devient tactile, palpable, générant émotion et sensualité. Sensualité de la couleur et du geste, sensualité de l’inscription du corps de l’artiste dans le corps du tableau, sensualité paradoxale, produite par ce qui aurait pu sembler, au premier regard, être une distance de marbre. Et qui est comme le feu sous la glace. Travailler ces matériaux c’est pour l’artiste la possibilité radicale de couper court au décoratif en peinture, c’est barrer l’accès à tout processus d’identification et actualiser son désir de poser une distance radicale entre soi et sa production, entre sa production et le regardeur. Et c’est également questionner la peinture avec les fondamentaux de la peinture elle-même !
Huile/ Bombe/ Encre & Pvc
D’un matériau l’autre, Sylvain Polony met en place
des variations infinies, comme autant d’improvisations contrôlées, déclinant une gamme de supports, de surfaces, de tonalités, de résistances et de couleurs. En passages successifs, comme dans une partition, par le rythme de son corps, il fait émerger une écriture musicale. Et à chaque étape de son travail, il pose un thème pour mieux s’en échapper et pour mieux le subvertir. En s’imposant une délicieuse contrainte – utiliser le pvc, fabriqué à partir de la matière naturelle sel – il va donc inventer de nouveaux arrangements et de nouvelles combinatoires. Cet autre matériau, rigide ou souple, opaque ou transparent, mat ou irisé, antidérapant ou lisse, rend possible de nouveaux dialogues dont Sylvain Polony s’amuse en regardant les échanges qu’il provoque entre l’encre, la peinture en bombe, l’huile, la mine de plomb et le papier.
Amoureux du paradoxe,
échappant à toute pratique formatée, Sylvain Polony ne s’empêche rien et, en douceur apparente, il met en action l’autre geste de la peinture, là où le trait fait formes, couleurs, espace. Sylvain Polony l’artiste fonctionne par séquences temporelles, par séries et passages, et c’est en explorateur qu’il traverse territoires et mediums et c’est en passeur d’émotions qu’il expérimente la diversité des supports, des textures et des tonalités. C’est ainsi qu’il passe du moment de sa production à partir des matériaux de l’industrie à un autre moment et à un autre matériau qui semble opposé, presque contradictoire, celui de la délicatesse, de la légèreté, de la flexibilité et de la solidité : le papier.
Le papier
et son rapport intime à l’écriture…
Le papier, qui apparaîtra après les premiers signes tracés par l’humanité, sur la pierre et l’os puis sur le bois, le métal et l’argile. Le papier, qui viendra après le papyrus extrait d’un roseau du Nil et après le parchemin fait de peaux d’animaux, lavées et poncées… Le papier, ce matériau fabriqué de fibres végétales, notamment d’écorce de mûrier, ou le papier dit de soie fabriqué à partir de mûrier blanc, le papier qui se diffusera des cavernes au Nil, de l’Asie mineure à la Chine, au Japon puis à Samarcande jusqu’en Andalousie.
Aujourd’hui donc, le papier
et son rapport intime au travail de Sylvain Polony qui se joue de la trace et de la ligne comme il se joue du reflet, du métal et des effets de glacis industriels. Le papier, élément constitutif du travail de l’artiste, matière naturelle qui vit, bouge, se rétracte ou se détend, se crispe ou se relâche en fonction de la détrempe et de la fluidité de l’encre ou de la dureté et fermeté du trait et de la mine de plomb.
Constellations/ Topographies
De l’aluminium au pvc, au carton et au papier
huilé ou non, Sylvain Polony crée de faux paysages, des constellations nommables qui n’existent pourtant pas dans le réel, des cartographies célestes répondant à des topographies terrestres toutes reconnaissables mais, toutes, issues du protocole de l’artiste. Entre préméditation et hasard, conscience et flottement de la pensée, projet et casualité aléatoire, l’encre est déposée en minutie ou projetée façon dripping et met en action un processus qui lui permet de jouer entre la figure et la non figure, l’abstrait et le figuratif.
Distinctions qui, désormais, n’ont plus lieu d’être tant Sylvain Polony fusionne les deux dimensions de la présentation/ re-présentation. Aux yeux du peintre qu’est Sylvain Polony, ces catégories ont perdu de leur pertinence, elles sont caduques et même, contre-productives… c’est pourquoi l’encre de la calligraphie, la peinture à l’huile de la grande histoire de la peinture, la peinture à la bombe utilisée par les artistes du street art ou la mine de plomb que tous partagent, tous ces mediums font partie des outils de Sylvain Polony : sans exclusive ! Sans limite et sans interdit, hors hiérarchisation des éléments, il expérimente la tradition et le contemporain et, toujours encore, la sensualité de la pensée autant que l’imaginaire du faire et de la fabrication.
Avec le papier, il crée des constellations sans fin,
il met en résonance des cartes inventées par le geste et son action, il projette des pluies de gouttes d’encre à peine repérables ou intensément présentes, des taches, des macula qui sont autant de ponctuations, de soupirs, de silences, de pauses et de cadences. Il crée des constellations, des ensembles de formes dont les projections sur le papier, qu’elles semblent proches ou éloignées, donnent à celui qui regarde la possibilité de les relier par les lignes imaginaires, créant ainsi des formes auxquelles Sylvain Polony n’avait pas nécessairement pensé mais qui y sont pourtant et qui viennent doubler-redoubler les lignes qu’il y a tracées. Faisant du regardeur le complice incontournable de l’acte de tracer et de peindre et rendant ainsi possibles de multiples parcours de regards…
Entre visible et invisible,
des constellations surgissent mais également une infinité de paysages, des paysages à découvrir et des motifs à décrypter. Ou pas. Des constellations donc mais aussi des topographies, des traces, des marquages d’espaces qui, là encore, attendent le regard de l’autre pour apparaître dans leur plénitude et pour que l’œuvre affirme sa présence : son être au monde.
Ici, dans cette lenteur rapide du geste calligraphe, chaque trait peut être porteur d’un mot, peut-être d’une image, d’une pensée, d’une émotion. Dans cette subtile mécanique violente et délicate de l’apparition/ disparition, comme face à un palimpseste, ce qui est en action, autant pour l’artiste que pour celui qui regarde, est ce quelque chose de l’ordre de la jubilation et du plaisir.
Plaisir du papier qui selon sa fonction, sa couleur, sa résistance donnera l’impression d’être fragile ou délicat, plaisir du toucher et plaisir d’une gamme chromatique –noir, gris, rouge, bleu, mauve– jouant avec les nuances si légères des teintes des papiers.
De la science qu’est la topographie –topos le lieu et graphein dessiner- en topographe fictif, Sylvain Polony ne retient ni la mesure, ni la taille réelle des éléments représentés, ni leur altitude. Et en faux géomètre, en subjectivité absolue, il n’en considère que les formes, les détails, la rythmique, les vides et les pleins.
Construire, dit-il,
d’une géométrie l’autre,
Sylvain Polony met en marche une procédure située au point de jonction et d’équilibre entre le projet de l’architecte et le projet du peintre. Et passant d’un lieu de production à un autre, il décide de construire le tableau comme il construisait des modules d’habitation et de passer du plan de l’architecte au plan du tableau.
L’espace de l’atelier est l’espace de tous les possibles. Là où la prospective et le pro-jetvont se déployer. Il est ce lieu dans lequel l’artiste va composer et poser ses repères et les règles d’un système qui, en paradoxe, va, ouvrir sur le hasard et l’autonomie de la peinture. Là, il déploie une pensée du sensible qui lui permet d’organiser l’espace réel comme il organise l’espace du tableau, que le support en soit le papier, le pvc ou l’aluminium.
Il regarde,
il flâne, il s’arrête, la pensée et l’émotion en suspens.
Pour, à nouveau, reprendre sa déambulation et pour connecter l’analyse de ce qui va advenir à la sensation du présent, au feeling et à l’émotion. Il met en actes et en action le principe de plaisir fait de réflexion et d’émoi. En posant ses propres contraintes -le protocole– il anticipe l’exaltation sensuelle du faire. Il prépare les plaques, choisit les formats, choisit les couleurs, choisit le moment. Quand tous ces paramètres sont synchrones, quand le moment est juste, quand le moment est unique entre tous, quand il imagine et ressent que la rencontre entre tous les éléments peut avoir lieu, alors, là, il se met en action, comme le danseur enclenche son parcours et trace des lignes invisibles dans l’espace.
Et ainsi, en concentration intense et en laisser-aller absolu, comme le calligraphe, il laisse émerger les énergies multiples dont il est le porteur et le transmetteur. Il a pensé le medium, le support, le format, les matériaux, l’échelle, la gamme chromatique, il a pensé la dimension du hasard et, sérieux comme le plaisir, déterminé autant qu’émerveillé, il assiste à ce qu’il produit, à ce qu’il rend possible en même temps qu’il le rend possible.
Architecture/ Structure
Ces jeux de surface
font penser au texte manifeste Specific Objects de Donald Judd dans lequel Judd met en place les fondamentaux de sa pensée et de sa vision. Ce qui lui ouvrira la voie vers la réalisation de ses fameuses Stacks dont le statut est encore à déterminer mais dont les formes simples que sont les modules-parallélépipèdes qu’il utilise, sont tous réalisés en béton, en contreplaqué, en ciment, en aluminium peint de laques industrielles. Autant de matériaux modestes, de matériaux du bâtiment et de la construction : les matériaux de l’architecture. Artiste plasticien, Judd va pourtant prendre un certain recul avec la peinture pour créer des volumes échappant à la taxinomie classique peinture/ sculpture et désormais explorer l’espace réel. Ce faisant, il décide alors de se situer à la lisière du design et de l’architecture et d’articuler son projet global visant à couper court à tout processus d’identification, à toute tentative anthropomorphique et d’affirmer la création comme construction.
Art and architecture—all the arts—do not have to exist in isolation, as they do now. This fault is very much a key to the present society. Architecture is nearly gone, but it, art, all the arts, in fact all parts of society, have to be rejoined, and joined more than they have ever been.
Affirmer la création comme construction, c’est bien de cela qu’il s’agit et c’est clairement ce que Judd exprime en posant que l’art et l’architecture sont connectés. Nécessairement connectés. Indissociablement connectés.
Et si je provoque cette rencontre entre l’assertion de Judd et la démarche de Sylvain Polony, rencontre que l’on pourrait ressentir comme fortuite et qui pourrait même paraître déroutante, j’affirme qu’elle est pourtant fondée, fondée autant que pertinente. En effet, le parcours de Sylvain Polony est inversé par rapport au parcours du plasticien devenu designer-architecte puisque après des études d’architecture et une carrière d’architecte, lui décide de remplacer l’agence par l’atelier et de passer d’un statut de bâtisseur à une réalité d’artiste : peintre. Par la peinture, il décide alors d’encore construire et de structurer l’espace et les espaces mais autrement. Or en choisissant la peinture et le tableau, il modifie radicalement sa façon d’être au monde… un choix artistique, un choix de modalité de production qui est aussi, surtout, un choix de vie. Rythmant ses tableaux en traçant des axes forts, en croisant et en tissant des verticales aux horizontales, il construit le tableau comme lieu, comme profondeur et comme territoire et il interroge la question des limites, de la lisière, des bords, du cadre et du hors-cadre, du champ et du contre-champ. Et se situant dans cette filiation d’artistes, à son tour Sylvain Polony pose la question de l’espace du tableau hors du tableau mais également des espaces du tableau, question récurrente et pérenne des peintres modernes aux peintres contemporains : des volumes collés des cubistes aux tableaux-objets de Max Ernst, des nœuds et des bâches de Viallat aux châssis et aux claies de Dezeuze, des Concetti spaziali de Fontana aux Black Paintings de Stella et aux Fenêtres de Buraglio.
Comme en écho à Klee,
il trace des portées, il écrit des partitions faites de couleurs et de tonalités et, ce faisant, il pose la question du temps et de la durée, de la pause et de l’intervalle, du point et de l’arrêt, du tempo et du rythme comme construction. Logiquement, il pose aussi la question du rapport au nombre et à la mathématique, lien partagé par toutes les modalités de production artistiques, de la musique au design et de l’architecture à la peinture.
Ainsi, de Judd à Polony, deux positions inversées, comme en reflet l’une de l’autre et deux projets d’artistes qui dialoguent en effet miroir. Deux artistes bâtisseurs qui s’interrogent sur le comment maintenir le caractère unique du tableau tout en travaillant sur et avec l’espace, tout en jouant et en se jouant de l’aplat du tableau et du volume, tout en posant l’identité de la peinture et sa matérialité non décorative, au cœur même de ses dispositifs.
la Photo/ le Reflet
Peintre, résolument, Sylvain Polony
n’est cependant pas indifférent aux autres mediums parmi lesquels la photographie occupe une place particulière. En rivalité historique d’avec la peinture, depuis le 18ème siècle, la photographie est le partenaire privilégié de la production picturale. Et quand l’on se met à l’écoute de la langue, une fois encore le sens nous est offert car le signifiant photographie recèle la vérité de ce medium. Issu de deux racines d’origine grecque, le préfixe photos désigne la lumière et ce qui en est issu alors que le suffixe graphein désigne l’acte d’écrire, de dessiner et de peindre. Ainsi il s’agit en fusionnant les deux racines, d’évoquer le mode de représentation de la réalité et la production d’images grâce à des procédés basés sur l’optique et la lumière. Littéralement Il s’agit donc aussi de désigner l’action de peindre avec la lumière tel que John Herschel, mathématicien et astronome britannique, fils de William lui aussi astronome, copiste et compositeur, l’a énoncé. William et John Herschel, deux personnalités scientifiques intenses, singulières et formidablement créatrices, qui inventèrent des instruments astronomiques et découvrirent, en vrac, les planètes Uranus, Titania et Obéron, des milliers d’étoiles binaires, des amas stellaires et des nébuleuses.
Là encore, la résonance
entre les recherches de Sylvain Polony et celles des Herschel et entre le procédé photographique et le procédé pictural n’est pas fortuite. Elle fait sens car elle met en lien le regard et l’observation, l’outil et l’instrument, le cadre et le hors cadre, le technique et le poétique, le faire et l’imaginer. Autant de qualités et de postures communes au scientifique et à l’artiste, en un mot : à l’inventeur de formes et de sens.
On regarde une photo et quel qu’en soit le sujet, on ressent toujours une sensation trouble qui se transforme très vite en certitude que ce l’on voit n’est pas ce que l’on voit. L’image est toujours inversée, on ne capte jamais le réel tel qu’il est, on ne capte que le renversement, que le reflet de ce qui a eu lieu… Et sans cesse le réel se dérobe car dans la chambre noire l’image est perçue en double inversion: sens dessus/ dessous et sens gauche/ droite. Une double inversion comme celle du sens de l’écriture en miroir et semblable à celle de l’estampe, de la gravure sur bois ou sur métal et de la typographie.
Pourtant, si la photo est essentielle pour Polony, c’est en tant qu’outil qu’il l’utilise, comme étude préparatoire au tableau, comme des carnets de recherche, des notes ou des croquis de l’œuvre à venir. Le medium photo est donc un des moyens de l’artiste pour marquer encore davantage la singularité de sa production picturale et mieux révéler le caractère unique du tableau.
le Reflet/ l’Aquatique
D’un reflet l’autre,
l’artiste qui travaille avec la photo, travaille aussi sur des effets de matières et de matériaux, sur des tactilités et des tessitures qui donnent envie d’y mettre la main, qui donnent envie de toucher ou de caresser et de suivre les tensions de la peinture et de son support. Mais il travaille aussi sur des immatériaux, là où l’œil touche bien avant que la main essaie de s’y poser et que finalement elle renonce à saisir ces insaisissables que sont la brillance, le lisse, le reflet et le miroir. Passionné par les phénomènes liés à l’organisation du vivant et à son évolution, Sylvain Polony est curieux du flux et du flot des ondes colorées, lumineuses, sonores ou aquatiques et des phénomènes liés à ces ondes comme la dispersion qui modifie la vitesse de l’onde et semble la scinder, comme la diffraction indiquant un changement de densité du au choc de l’onde avec une ouverture ou avec un obstacle ou comme la réfraction qui nous dit la modification de l’orientation des ondes. Effets que Bill Viola met en scène dans son travail de vidéaste et qui le font s’affronter à l’ambivalente de l’eau qui filtre la lumière, qui dissout, qui érode et qui régénère.
La lumière et l’eau…
troublantes réalités poétiques qui enchantent le chercheur autant que l’artiste.
La lumière et l’eau…
deux manifestations énigmatiques de la création, deux éléments qui ne cessent de fasciner le peintre.
La lumière et l’eau,
deux transparences et deux reflets, deux dimensions évanescentes et présentes dans toute l’histoire de l’humanité. La lumière et l’aquatique qui hantent l’inconscient collectif et qui sont les matrices incontournables de la vie. Sans lumière et sans eau : rien n’aurait lieu, pas plus le végétal que l’animal et l’humain, pas même le minéral qui recèle des particules d’eau, des particules qui hydratent et font briller les roches. Ce que l’on voit en regardant les roches lunaires qui recèlent l’eau magmatique… ou encore lorsque l’on regarde les opales, ces pierres faites d’éclats d’eau prisonniers dans la silice de la pierre. Des éclats d’eau qui rendent possible l’iridescence, ces changements de couleur en fonction de l’angle sous lequel on regarde la pierre. Tout comme, face au tableau, le spectateur modifie ce dernier selon ses propres déplacements dans l’espace, ou encore comme l’artiste qui dans la confrontation avec ce qu’il a créé, le reformule ou le modifie.
Autant d’énigmes qui ne cessent d’intriguer Sylvain Polony, autant de réalités qui résonnent dans l’atelier mais qui le mettent en travail. Par mimétisme, il se met à considérer la surface du tableau comme une surface aquatique, une surface en mouvements, violents ou imperceptibles. Il se met à traiter la surface du tableau comme une peau, fine et lisse, rêche et rugueuse, faite de trames et de gouttelettes. Et en radicalité, assumant le principe de contradiction, il associe les matériaux durs, manufacturés, le métal, aux matériaux souples, laques industrielles, pvc et papier, pour faire apparaître la surface du tableau comme surface en mouvement et en évolution. Et pour révéler la présence de la peinture comme entité vivante dont les modules réagissent et dont les éléments constitutifs se combinent et s’associent pour former d’autres entités que le peintre n’avait pas anticipé… Une procédure semblable à la logique du vivant et à celle du Hasard et de la Nécessité, faisant écho aux recherches et réalisations biomorphiques en art et en architecture. Un processus donc au point de jonction et d’équilibre entre la synthèse des formes organiques et oniriques de pionniers comme Masson, Arp ou Miró et de l’automatisme surréaliste qui fonctionne en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique et morale, comme le dit André Breton.
Sérieux comme le plaisir,
Sylvain Polony déploie, inlassable, un véritable work in progress.
Il crée des séries et des séquences dans lesquelles chaque tableau est unique mais peut se lire en lien avec celui qui précède et celui qui suit et, se basant sur la répétition, il fait apparaître des formes et des gammes chromatiques d’une simplicité complexe. Des formes et des couleurs comme autant de tonalités et comme autant de combinatoires infinies que l’artiste rythme avec arbitraire et liberté, intensément ancré dans l’immédiat de son présent, dans ce qui a lieu hic et nunc. C’est la présence et l’incontournable de ce tableau-là qui s’est imposé… un autre tableau aurait pu surgir… Mais c’est à ce moment-là, unique, à nul autre pareil, que le peintre comme en suspens, à la jonction de la pensée et de l’émotion, prend une décision, celle d’arrêter le tableau. Et ce faisant, il décide de créer le monde.
En fulgurances
en intensités, en recherche et en travail, Sylvain Polony s’inscrit dans la lignée de ces artistes qui prennent le risque de créer des combinatoires semblables à des écritures musicales, à des variations sans fin et à de l’improvisation. Sans cesse sur le fil, en équilibre sur la ligne qui sépare et qui relie, au point de suture entre l’architecte et l’artiste, l’espace et le tableau, il fait partie des porteurs et des passeurs d’intuitions qui deviennent sens.
Gaya Goldcymer